Camarades exterminateurs...

[...] [Les nazis] ont submergé les Allemands de cet alcool de la camaraderie auquel aspirait un trait de leur caractère, ils les y ont noyés jusqu'au délirium tremens. Partout, ils ont transformé les Allemands en camarades, les accoutumant à cette drogue depuis l'âge le plus malléable [...] et ils ont, se faisant, éradiqué quelque chose d'irremplaçable que le bonheur de la camaraderie est à jamais impuissant à compenser. 
La camaraderie est partie intégrante de la guerre. Comme l'alcool, elle soutient et réconforte les hommes soumis à des conditions inhumaines. Elle rend supportable l'insupportable. Elle aide à surmonter, la mort, la souffrance, la désolation. Elle anesthésie. Supposant l'anéantissement de tous les biens qu'apporte la civilisation, elle console de leur perte. Elle est sanctifiée par de terrifiantes nécessités et d'amers sacrifices. Mais séparée de tout cela, recherchée et cultivée pour elle-même, pour le plaisir et l'oubli, elle devient un vice. Et qu'elle rende heureux pour un moment n'y change absolument rien. Elle corrompt l'homme [...]. Elle le rend inapte à une vie personnelle, responsable et civilisée. Elle est proprement un instrument de décivilisation
[...] La camaraderie annihile le sentiment de la responsabilité personnelle, qu'elle soit civique ou, plus grave encore, religieuse. L'homme qui vit en camaraderie est soustrait aux soucis de l'existence, aux durs combats pour la vie. [...] Il n'est plus soumis à la loi impitoyable du "chacun pour soi" mais à celle, douce et généreuse, du "tous pour un". Prétendre que les lois de la camaraderie sont plus dures que celles de la vie civile et individuelles est un mensonge des plus déplaisants. [...] Elles ne se justifient que pour les soldats pris dans une guerre véritable, pour l'homme qui doit mourir : seule la tragédie de la mort autorise et légitime cette monstrueuse exemption de responsabilité. 
[...] Beaucoup plus grave encore, la camaraderie dispense l'homme de toutes responsabilités pour lui-même, devant Dieu et sa conscience. Il fait ce que tous font. Il n'a pas la choix. Il n'a pas le temps de réfléchir [...]. Sa conscience, ce sont ces camarades : elle l'absout de tout, tant qu'il fait ce que font les autres.
Puis les amis prirent le vase
Et tout en déplorant les tristes voies du monde
Et ses amères lois
Ils jetèrent l'enfant au pied de la falaise.
Pied contre pied, soudés, ils se tenaient ainsi
Sur le bord de l'abîme
Et en fermant les yeux ils le précipitèrent.
Plus que son voisin nul n'était coupable.
Ils jetèrent de la terre
Et des pierres Dessus
Ces vers sont signés de l'écrivain communiste Bertolt Brecht, et ils se veulent élogieux. Là comme sur bien des points, communistes et nazis sont d'accord. 
[...] La camaraderie implique inévitablement la stabilisation du niveau intellectuel sur l'échelon inférieur, celui que le moins doué peut encore atteindre. La camaraderie ne souffre pas la discussion : c'est une solution chimique dans laquelle la discussion vire aussitôt à la chicane et au conflit, et devient un péché mortel. C'est un terrain fatal à la pensée, favorable aux seuls schémas collectifs de l'espèce la plus triviale et auxquels nul ne peut échapper, car vouloir s'y soustraire reviendrait à se mettre au ban de la camaraderie. 
[...] "Nous" étions un être collectif, et d'instinct, avec toute la lâcheté, toute l'hypocrisie intellectuelles de l'être collectif, "nous" ignorions ou refusion de prendre au sérieux ce qui aurait pu menacer notre euphorie collective
[...] Cette camaraderie [..] tant vantée, est un abîme diabolique des plus périlleux. Les nazis savaient bien ce qu'ils faisaient en l'imposant à un peuple entier comme forme normale d'existence. Et les Allemands, si peu doués pour la vie individuelle et le bonheur individuel, étaient terriblement prêts à l'accepter, à échanger les fruits haut perchés, délicats et parfumés de la dangereuse liberté, contre cet autre fruit qui, juteux et luxuriant, pend à portée de leur main : le fruit hallucinogène d'une camaraderie généralisée, globale, avilissante. [...] On y est si heureux, et pourtant on n'y a plus aucune valeur. On est si content de soi, et pourtant d'une laideur sans bornes. Si fier, et d'une abjection infra-humaine. On croit évoluer sur les sommets alors qu'on rampe dans la boue. Aussi longtemps que le charme opère, il est pratiquement sans remède.
Sebastian HAFFNER, Histoire d'un allemand. Souvenirs (1914-1933)
Actes Sud, 2003, p. 416 à 422. 

Le communautarisme, qu'il soit social, national, religieux, culturel, ethnique, est je crois bien, l'autre nom de cette camaraderie destructrice dont nous parle Sebastian Haffner...


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