Lattées ou latines ?

Jonque chinoise sur la côte du Tonkin en mousson de Nord est.
Robert DUMONT DUPARC (1866-1930)
Pourquoi malgré plusieurs siècles d'échanges commerciaux et techniques entre la Chine et l'Occident, ces deux types de voiles différents ont-ils subsisté alors que d'autres techniques, comme le gouvernail d'étambot, la boussole ou les coques compartimentées, ont, elles, été copiées ou redécouvertes ?

Repères historiques...
Dès le XIIe siècle, les occidentaux décrivent le compas. Il est possible qu'il ait été importé de Chine par des commerçants arabes de la Route de la soie, mais rien ne l'atteste. Les arabes avaient déjà ramené de Chine le papier au VIIIe siècle. Il est bien connu que Marco Polo a "importé" la poudre à canon de Chine au XIIIe siècle. Il décrit les jonques qui ont alors à coup sûr des voiles à lattes. A partir du XVe siècle, les occidentaux, désormais eux-même équipés de gouvernails d'étambot, savent désormais gagner la Chine par la mer. La marine à voile a encore trois siècles devant elle pendant lesquels les occidentaux vont conserver leurs voiles "monobloc" (visiblement pas de terme technique définissant les voiles non lattées), et les chinois leurs voiles à lattes.
Voir les Annexes en fin d'article pour plus de repères historiques...

Repères techniques...
La structure des voiles lattées est en apparence plus complexe que celle des voiles "occidentales". Pourtant, lorsqu'on parcourt les sites et forum spécialisés, les avantages de ces voiles orientales semblent bien plus nombreux...
1. Cet agencement [en sorte de store à la vénitienne] qui peut paraître sans utilité, permet de diminuer ou d'augmenter la surface de la voile en fonction de la puissance du venthttp://www.tao-yin.com/beaux-arts/jonques_chinoises.htm.
En soit, ce n'est pas un argument. : les voiles "occidentales" peuvent en effet être équipées de ris, système permettant également de réduire la surface de la voile. Ceci dit, prendre un ris avec une voile lattée semble plus rapide... 
2. Les Chinois n'ont pas eu de mal à imaginer de réunir ces "bômes" [les tiges de bambous] par des écoutes multiples permettant de contrôler facilement la courbure de la chute et de prendre des ris en choquant la drisse et sans avoir à ligaturer des garcettes, ni même sans changer de cap ! http://jonquedeplaisance.net/fr/greement-jonque.html
Ce dernier argument rejoint ces avantages également relatifs à la prise au vent...
3. Quelle que soit l'origine du gréement longitudinal, les Chinois ont su en tirer la voile à lattes avec son écoute en patte d'oie, qui par sa rigidité résout si heureusement le problème de la marche "à la mauvaise main" (c'est-à-dire quand elle est au vent du mât) et permet de virer vent devant. [...] Loin de cette perfection, l'Occident (Arabes de l'Océan Indien et Méditerranéens) s'est contenté, dans cette voie, de retailler la voile carré pour en faire une voile arabe ou latine à antenne, ne pouvant virer que vent arrière et au prix d'un gambiage [sic ; "gabiage" semble être la bonne orthographe], soit pénible, soit long. [...] On conçoit l'émerveillement des navigateurs occidentaux devant ces voiles chinoises qui changent d'armure toutes seules, sur un simple coup de barre, sans faire perdre de route. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_1952_num_46_1_5166, p. 273.
4. Ces lattes renforcent et raidissent la voile, mais permettent aussi de la rouler rapidement (comme un store) par vent fort ou en cas d'urgence. Brian LAVERY, Bateaux, 5000 ans d'histoire de la marine, Sélection du Reader's Digest, 2005, p. 62. 
5. [Les voiles de jonques] ont une forme sensiblement elliptique, très favorable du point de vue de l'aérodynamique. Cette disposition, qui leur permet de se plier toutes seules en accordéon lorsqu'on les affale, fait de la prise d'un ris l'opération la plus simple du monde. A l'inverse, la présence à bord de petits treuils de manœuvre en rend le hissage très aisé. http://www.mandragore2.net/dico/lexique2/lexique2.php?page=jonque 
L'argument de la solidité revient assez souvent...
5. Avec tous ces renforts, la toile n'est jamais lourdement sollicitée, en faisant une voile très fiable et durablehttp://www.mandragore2.net/jonques/jonques.php
6. L'assemblage nattes-bambou offre un réel avantage : le navire peut encore naviguer proprement même si sa voilure est réduite de moitié, soit par la déchirure, soit par la détérioration du mat ou des matériaux. Une voile occidentale ainsi abîmée n'est plus d'aucune utilité. De plus, les tringles de bambou maintiennent en permanence les voiles tendues, rendant celles-ci plus efficaces, aérodynamiquement parlant : une voilure trop enflée, qui "fait le sac", crée des turbulences d'air superflues. Encore aujourd'hui, les voiles des yachts de course ne semblent pas assez raidies et se gonflent parfois démesurément et inutilement. Il est sûr que la communauté des champions de voile auraient beaucoup à apprendre des anciennes techniques chinoises. Joseph NEEDHAM (université de Cambridge) http://www.tao-yin.com/beaux-arts/jonques_chinoises.htm
Et enfin, l'auteur suivant considère qu'elles permettent de faire l'économie des enfléchures...
7. [Elles] servent d'échelle pour grimper dans le gréement. Brian LAVERY, Bateaux, 5000 ans d'histoire de la marine, Sélection du Reader's Digest, 2005, p. 62.
Les défauts glanés, moins nombreux...
1. Les voiles lattées type jonque ou au tiers doivent être taillées plates pour que la courbure de la voile reste compatible avec le matériaux employé pour les lattes (bambou, bois, fibre de verre, carbone...) or le rendement des voiles plates est plus faiblehttp://www.nauticaltrek.com/comment-9039
Cet argument semble en contradiction avec l'avantage n°6.
2. Pèse plus lourdhttp://faq.frbateaux.net/Discussion583.html3. Raideur des lattes dans les petits airs. http://bordeaux-voiles.fr/bordeaux-voiles-accueil/voiles/les-grand-voiles/#grand voile semi-lattée
Explications
La seule explication trouvée sur le web...
[...] Dans l'antiquité les Chinois qui ont pourtant beaucoup inventé, ne disposaient pas de tissus solides pour faire des voiles, ou quelques fois aussi, l'utilisation de tissus était interdite par des maîtres de guerre locaux [...]. Il ne restait donc, au fond du jardin que des feuilles de latanier pas bien résistantes, mais aussi par chance des bambous qui installés intelligemment sur la voile, la renforce sérieusement. http://jonquedeplaisance.net/fr/greement-jonque.html
Annexes...


Plus de repères historiques...
  1. L'utilisation supposée de la plus ancienne embarcation (ou de quelque-chose dont l'usage s'y apparente...) semble remonter à 130 000 ans >>
  2. Le plus vieux vestige d'embarcation (certains y ont vu un simple abreuvoir ou une mangeoire) date de 7000 à  8 000 av. J.-C. http://en.wikipedia.org/wiki/Pesse_canoe
  3. La première représentation connue d'un navire sous voile (dite carrée en l'occurrence) se trouve sur un vase égyptien daté d'environ 3100 av. J.-C. Brian LAVERY, Bateaux, 5000 ans d'histoire de la marine, Sélection du Reader's Digest, 2005, p. 21.
  4. Le Ier siècle avant notre ère marque l'expansion du "réseau d'itinéraires commerciaux terrestres et maritimes" [la Route de la soie] alors que l'empire romain se propage vers le Moyen-Orient. http://www.dophan.com/download/Laroutedelasoie.pdf, p. 2.
  5. Première allusion aux jonques dans des sources datant de la dynastie Han (220 av. J.-C. - 250 ap. J.-C.). http://en.wikipedia.org/wiki/Junk_(ship)#History
  6. La technologie des cloisons étanches des jonques chinoises a son origine à l'époque de la dynastie Jin (265 ap. J.-C. – 420 ap. J.-C.). http://www.afcan.org/dossiers_techniques/cloisons_etanches.html
  7. Les jonques chinoises naviguèrent en pleine mer dès le Ve ou le VIe siècle. Brian LAVERY, Bateaux, 5000 ans d'histoire de la marine, Sélection du Reader's Digest, 2005, p. 61.
  8. Le bateau long viking classique, culmine du IXe au XIe siècle. Brian LAVERY, Bateaux, 5000 ans d'histoire de la marine, Sélection du Reader's Digest, 2005, p. 47.
  9. Pour rencontrer une représentation de jonque à proprement parler, il faut, je crois, descendre jusqu'au début du XIIe siècle. Le rouleau de Tchang Tseu-touan intitulé "La remontée de la rivière pour la fête de printemps" où l'on voit de nombreuses jonques sur la rivière de K'ai-fong, fut commandée vers 1126 par l'empereur Houei Tsong [...]. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_1952_num_46_1_5166, p. 1.
  10. On sait, grâce à M. Guilleux la Roërie que la plus ancienne représentation européenne d'un gouvernail d'étambot date de 1242 ou un peu avant. ttp://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_1952_num_46_1_5166, p. 271.
  11. Le kog, bateau le plus répandu en Europe du Nord au Moyen-âge, issu des navires de transport vikings, est le premier à utiliser le gouvernail d'étambot, au XIVe siècle. Brian LAVERY, Bateaux, 5000 ans d'histoire de la marine, Sélection du Reader's Digest, 2005, p. 43.
  12. [...] Les compas furent décrits pour la première fois en Italie en 1187, à l'époque de la troisième croisade. Ils ressemblaient au dispositif chinois du XIe siècle et furent peut-être importés par des commerçants arabes. Brian LAVERY, Bateaux, 5000 ans d'histoire de la marine, Sélection du Reader's Digest, 2005, p. 55.
  13. Les arabes étendent leur influence vers l'orient au VIIIe siècle. Ils découvrent le papier [dont l'utilisation est avérée en Chine depuis le Ier siècle ap. J.-C.] et le propagent en occident. http://fr.wikipedia.org/wiki/Expansion_de_l%27islam.
  14. Marco Polo se rend en Chine en 1275, par la Route de la soie et en revient en 1295. Il ramène avec lui la poudre à canon, mise au point en Chine au VIIe siècle. http://fr.wikipedia.org/wiki/Marco_Polohttp://fr.wikipedia.org/wiki/Poudre_%C3%A0_canon.
  15. Les premières flottes impériales chinoises d'exploration [...] furent lancées sous la dynastie Yuan (1279-1368) et fondèrent des comptoirs dans le sud de l'Inde et à Sumatra. Brian LAVERY, Bateaux, 5000 ans d'histoire de la marine, Sélection du Reader's Digest, 2005, p. 61.
  16. Première allusion à la voile à lattes par Ibn Battuta en 1347. http://en.wikipedia.org/wiki/Junk_(ship)#History.
  17. Les occidentaux n'ont adopté la mâture multiple qu'au XIVe siècle seulement. Et ce probablement sous l'influence chinoise. http://www.tao-yin.com/beaux-arts/jonques_chinoises.htm.
  18. En 1403, Zheng He [amiral chinois sous la dynastie Ming] fit construire une armada d'énormes jonques à neuf mâts (122 mètres de long et 46 de large dit-on) [...] avec laquelle il voyagea de 1405 à 1433 [...]. Il visita l'Indochine, Ceylan, l'Inde, la Perse, Zanzibar, la mer Rouge et Java. Brian LAVERY, Bateaux, 5000 ans d'histoire de la marine, Sélection du Reader's Digest, 2005, p. 61.
  19. Vasco de Gama atteint l'Inde depuis le Portugal en 1498. http://fr.wikipedia.org/wiki/Vasco_de_Gama
  20. En 1796, [Samuel Bestham] construisit les corvettes ARROW et DART, les premiers navires européens connus dotés de cloisons étancheshttp://www.afcan.org/dossiers_techniques/cloisons_etanches.html
Autres informations...
  1. [...] Les occidentaux n'ont adopté la mâture multiple qu'au XIVe siècle seulement. Et ce probablement sous l'influence chinoise. C'est à l'aide de navires ainsi modifiés que Christophe Colomb a pu rejoindre l'Amérique L'adoption du gréement aurique s'est fait au XXe siècle, quant aux divers avantages de la voile lattée il semble ne pas encore avoir été découvert par les occidentaux. http://www.tao-yin.com/beaux-arts/jonques_chinoises.htm
  2. [...] Les jonques de haute mer avaient en général des voiles qui se rétrécissaient en pointe au sommet, alors que les jonques de rivière portaient des voiles plus hautes, carrées, afin de profiter de la moindre brise. Brian LAVERY, Bateaux, 5000 ans d'histoire de la marine, Sélection du Reader's Digest, 2005, p. 62.
  3. Pendant l'essor de la marine à voile (XVIIe siècle-XIXe siècle) l'augmentation de la dimension des navires a considérablement augmenté la hauteur des mâts et, l'on a multiplié le nombre de voiles carrées sur chaque mât (on a eu jusqu'à 7 étages) afin qu'elles restent cargables (repliables) par un nombre acceptable de marins. http://fr.wikipedia.org/wiki/Voile_(navire)#Voile_carr.C3.A9e
  4. Le dhow, embarcation arabe classique du Moyen-âge utilisait, un système ancien, la voile latine. [...] Comparée aux voiles carrées médiévales de l'Europe, le gréement latin était très supérieur par vent contraire. Il permettait aux navires de voguer plus près du vent, mais sa manoeuvre exigeait un équipage plus nombreux. Brian LAVERY, Bateaux, 5000 ans d'histoire de la marine, Sélection du Reader's Digest, 2005, p. 57.

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