I - Répétition ou bégaiement ?

Où Philippe Askenazy, dans Les décennies aveugles (Seuil 2011), nous rappelle l'histoire des politiques sociales et économiques menées ces trente dernières années en France.
Premier épisode : 1974 - 1981...

1974 - 1981...
  1. Depuis 1962, le nombre de demandeurs d'emploi connaît une augmentation tendancielle. [...] Les déséquilibres apparaissent en réalité inévitables, du fait de l'arrivée sur le marché du travail des baby-boomers [...] et de la montée de l'activité des femmes. [...] L'autre difficulté touchant le marché du travail est la modernisation de l'économie française. [...] Elle implique des travailleurs mobiles dans un contexte initial de pénuries récurrentes de main d'oeuvrePage 56.
  2. [...] Les partenaires sociaux et l'Etat font dès 1972 un compromis lourd et structurant. L'accord interprofessionnel de mars 1972 crée ainsi la "Garantie de ressource-licenciement", réservée aux travailleurs licenciés de plus de 60 ans, l'âge légal de départ à la retraite étant alors de 65 ans. [...] Il s'agit de fait d'un premier dispositif de préretraite et surtout d'un arrangement dont la logique organisera longtemps la politique vis-à-vis des seniors en entreprise. Page 57.
  3. Dès le semestre 1972, émergent des tensions inflationnistes
  4. L'économie du travail n'est que balbutiante [...].L'approche est alors principalement comptable ou macroéconomique. Les deux outils essentiels sont la courbe de Phillips et le Nairu. Page 57.
  5. La courbe de Phillips [illustre le concept suivant] : moins il y a de chômage, plus les revendications salariales augmentent et plus il y a de tensions inflationnistes ; inversement, lutter contre l'inflation en bridant la croissance génère des destructions d'emplois. Page 57.
  6. Le Nairu (Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment) [...] synthétise les deux arguments. A l'équilibre, il existe un niveau de chômage qui assure un niveau de stabilité de l'inflation. [...] Le niveau de chômage est effectivement lié à un facteur structurel : la croissance de la productivité du travail. En effet se sont les gains de cette productivité qui permettent à l'entreprise d'absorber l'évolution du coût du travail et de maintenir l'emploi. Une baisse des gains de productivité se traduit par un chômage plus élevé pour maintenir l'inflation constante. Page 58.
  7. [...] En 1974, l'attention se porte sur le premier choc pétrolier [...]. Le prix du baril [...] est quadruplé, passant de 2,3 à 9,0 dollars, propulsant la hausse des prix en France au-delà de 10 %. Page 58.
  8. [A l'élection de Giscard en 1974], l'économie française tourne alors à plein régime sur la lancée d'une croissance de plus de 6 % en 1973. [...] L'inflation passe à deux chiffres dans tous les grands pays industrialisés à l'exception de l'Allemagne. [...] Le ministre des Finances, Jean-Pierre Fourcade, lance dès 1974 une politique pour la contenir : hausse des taux d'intérêt et encadrement du crédit, majoration des impôts sur les hauts revenus, contribution exceptionnelle des entreprises... Page 59.
  9. Mais cette politique [...] tend à approfondir une récession économique qui se solde par une montée des faillites de PME, mais aussi par des difficultés de grandes entreprises comme Citroën. En effet, le ralentissement économique mondial, notamment des échanges, avait été largement sous-estimé. [...] Malgré un fort recours au chômage partiel, cet effondrement se traduit par un envol [du chômage]. Les jeunes sont particulièrement touchés, leur taux de chômage atteignant 8 %. Page 60.
  10. Le Premier ministre Jacques Chirac [...] en phase [avec] la vision désormais majoritaire chez les macro-économistes, [considère que] les mécanismes à l'oeuvre sont conjoncturels et donc temporaires. Le choc pétrolier n'aurait fait qu'accentuer une fin d'un cycle économique. Page 60.
  11. [...] La crise ne devant pas durer, l'Etat s'engage dans de coûteux dispositifs. [...] Les licenciés économiques bénéficient pendant un an de 90 % de leur dernier salaire. L'investissement des entreprises est soutenu par une prise en charge de 10 % du coût des commandes d'équipement [...] sous forme d'une réduction de collecte de TVA. [...] La France fait le choix relativement isolé au sein des pays de l'OCDE de recourir à une nette accentuation des transferts sociaux (généralisation de la Sécurité sociale aux non-salariés, hausse du minimum vieillesse et des allocations familiales...) [...] passant d'une position médiane au sein de l'OCDE à une position parmi les pays où le poids des transferts est le plus significatif. [...] 15 000 emplois publics sont créés dans les postes et télécommunications. [...] Autre stimulant pour la consommation, la forte compression de la hiérarchie salariale sous l'impulsion d'une hausse rapide du salaire minimum.  Page 61.
  12. Cette politique conjoncturelle n'est pas sans effet. Elle lègue une croissance supérieure à 5 % à 1976, mais une inflation toujours proche des 10 %. Page 62.
  13. Deux pans de la politique économique ont échappé à la logique d'une réponse conjoncturelle : la stratégie énergétique et la politique d'immigration. Les charbonnages sont artificiellement relancés par un soutient public [...]. EDF se lance dans la construction [...] en quatre ans, de plus du tiers de la puissance du parc nucléaire français actuel. [...] La politique du nouveau gouvernement va surfer sur [le sentiment "anti-arabes"] et ainsi profondément imprégner la société française de cette conception de l'immigré et de sa responsabilité dans la situation économique et sociale du pays. Page 63.
  14. Dès le second semestre 1975, la croissance redevient positive, et s'inscrit dans une forte dynamique : 7 % en rythme annuel. Page 68.
  15. Pour le nouveau gouvernement [Raymond Barre en 1976], réduire l'inflation et éliminer le déficit public sont des priorités complémentaires. [...] L'austérité salariale est instaurée pour contenir l'inflation. Le pouvoir d'achat du salaire minimum horaire voit son rythme de progression divisé par plus de 2. La fonction publique voit les rémunérations réelles stagner, ce qui participe également d'une stabilisation des dépenses publiques. Page 70.
  16. Néanmoins, les finances publiques sont affectées par les transferts sociaux introduits par le gouvernement Chirac, la montée du chômage et des prestations associées, et les coûts des plans Barre pour l'emploi et de la politique industrielle, notamment énergétique. Le gouvernement doit donc poursuivre une politique d'augmentation des prélèvements obligatoires sur les entreprises et les particuliers. Seule la TVA sur la plupart des biens et services est abaissée de 20 % à 17,6 % pour ralentir la hausse des prix, conjointement à un gel des tarifs publics. Page 71.
  17. [...] Cette politique stricte est isolée au sein de la communauté européenne. L'Allemagne notamment, soutient sa croissance par un déficit public modéré assumé, traduisant sa préférence pour la réduction du chômagePage 72.
  18. [...] Le système politique français permettant de dégager des majorités claires pendant au moins cinq ans est loué pour sa capacité à échapper aux contraintes électorales qui poussent à recourir au déficit. [...] En 1980, la France présente le plus faible endettement public des grands pays de l'OCDE. Page72.
  19. Mais cette politique a aussi un coût économique non négligeable. D'une part elle handicape la consommation et l'emploi. D'autre part elle accentue dramatiquement le poids des prélèvements obligatoires en France, notamment sur le travail. De fait, contrairement à une idée commune, ce n'est pas dans les années 1980 sous les gouvernements de gauche que le poids des prélèvements obligatoire a explosé pour placer la France à un des niveaux les plus élevés de l'OCDE, mais bien sous le septennat de GiscardPage 73.
  20. Alors que le scénario le plus pessimiste retenait une croissance de 5 % en moyenne sur 1976-1980, la croissance a été irrégulière sur l'ensemble de la période pour n'atteindre que 3,5 % en moyenne. Une forte croissance était pourtant la condition nécessaire pour l'absorption par le marché du travail du choc démographique des baby-boomers et de la hausse de l'activité fémininePage 73.
  21. [...] L'exploitation des enquêtes actuelles portant sur une population qui était jeune dans les années 1970, permet de saisir le retard éducatif français par rapport aux autres pays de la Communauté européenne, hormis l'Italie. [...] Encore 41 % des jeunes de quinze ans entre 1972 et 1981 n'atteindront pas un diplôme de niveau bac contre 16 % des Allemands ou 36 % des Britanniques. Page 76.
  22. Si Raymond Barre est conscient de ce déficit de formation, il n'en arrive pas à la conclusion que la nouvelle révolution industrielle exige des travailleurs [...] une capacité d'adaptation [qui requiert] des formations plus généralistes. Au contraire, le Premier ministre entend mener une "revalorisation du travail manuel" [...]. Page 77.
  23. Ce choix politique est une double méprise. D'une part on forme des jeunes à des métiers industriels alors que la désindustrialisation européenne est une mécanique inexorable, pourtant bien comprise par les contemporains de Raymond Barre ; ce qui débouchera sur une inadéquation aggravée des formations aux besoins des entreprises. D'autre part, la démocratisation de l'enseignement général, notamment universitaire, est laissé en jachère. Page 77.
  24. La priorité à l'insertion et à la formation en entreprise des jeunes sortant du système scolaire va donner lieu en un fiasco qui participe à une précarisation de la jeunesse française. [...] Les employeurs recourent à des contrats courts pour pouvoir embaucher ultérieurement sous contrats aidés par le gouvernement. [...] La direction de la Prévision du ministère de l'Economie estime alors le taux de substitution [des emplois rémunérés par les entreprises par des emplois aidés] entre 30 et 40 %, soit environ 50 000 pertes d'emploi pour les jeunes. Page 78.
  25. Les données issues des enquêtes sur le devenir des bénéficiaires suggèrent que les dispositifs les plus intensifs en formation offriraient  une insertion meilleure. A la sortie d'un stage pratique, la moitié des jeunes se retrouvent au chômage et l'autre moitié très majoritairement en CDD, alors que 85 % des contrats emploi-formation restent dans l'entreprise qui les avait recrutés. Page 84.
  26. Barre va libéraliser l'usage du CDDPage 86.
  27. L'Etat agglomère les grands groupes par une nationalisation partielle. [...] Ces sauvetages [vont] artificiellement maintenir l'emploi. [...] L'Etat cherche à libérer des postes occupés par des immigrés et des seniors : [...] garantie de ressources de 70 % du dernier salaire pour les travailleurs de plus de 60 ans qui démissionnent [...] ; les régularisations [d'immigrés] sont stoppées et le regroupement familial rendu encore plus difficile : l'incitation au retour au pays [est] mise en place. Page 88.
  28. Tout en rejetant fermement le partage du travail, Barre favorise un écrêtement des durées du travailPage 89.
  29. Le septennat de Valéry Giscard d'Estaing [...], plus que des niveaux de chômage et d'inflation élevés, laisse en héritage une série de problèmes qu'il a lui-même structurés : stigmatisation des immigrés et des jeunes, précarisation de l' emploi  et notamment des trajectoires d'entrée dans le marché du travail, hausse des prélèvements obligatoires, en particulier de ceux qui pèsent sur le travail. En clair, de lourds "maux" économiques et sociaux actuels sont les résultats des politiques initiées par Jacques Chirac et surtout Raymond Barre. Page 91.
ASKENAZY P. (2011), Les décennies aveugles, Seuil.

Documents connexes...


Alternatives Economiques, Prix du pétrole et récessions mondiales, n° 301, p.11.



ADDA J. (2011), Alternatives Economiques, Le spectre de la stagflation, n° 301, p.11.

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