Pauvrilégiés...

On peut nourrir un doute légitime sur l'ampleur de la misère que connaissent les foyers jugés officiellement pauvres. Aux États-Unis en tout cas, la majorité des personnes considérées comme telles ont accès aux biens essentiels, non seulement le strict nécessaire pour subsister, [...] mais aussi à ces éléments de confort qui sont au monde contemporain ce qu'était la légendaire chemise en lin sans laquelle le journalier d'Adam Smith aurait eu honte d'apparaître en public. 
[...] L'élaboration des statistiques sur la pauvreté est de nature intrinsèquement arbitraire (certains diraient politique). 
[...] Il existe au moins trois raisons d'être septique sur la signification de ces mesures de pauvreté. 
D'abord, toutes ces données révèlent l'ampleur du fossé entre ce que les pauvres gagnent et ce qu'ils déboursent. [Sont exclus, par exemple,] les avantages consentis à ces foyers à travers quatre-vingts programmes soumis à plafond de revenus comme la cantine scolaire, l'aide alimentaire aux personnes âgées, l'aide au logement [...]. Ce fossé reflète en partie un endettement croissant ([...] le surplus des dépenses par rapport au revenu déclaré [est passé] depuis le début des années 1970, de 139 % à environ 212 %), mais aussi la tendance des plus pauvres à ne pas déclarer l'ensemble de leurs revenus. Une proportion significative des bénéficiaires de prestations sociales pratiquent le travail au noir [pour ne pas perdre] ses droits aux allocations
[...] Deuxième motif de scepticisme : la dimension temporelle. [... Par exemple,] entre 2004 et 2007, le revenu des 31,6 % de la population est tombé au-dessous du seuil de pauvreté pendant deux mois ou plus, mais 2,2 % seulement des habitants y sont demeurés au long de ces quatre années. 
[...] Troisième motif : [...] leur niveau d'équipement témoigne de niveaux de consommation plus élevés qu'on ne l'imagine. A l'apogée de la récession de 2009, 40 % des familles officiellement pauvres étaient propriétaires de leur logement : le plus souvent une maison individuelle dont la valeur moyenne avoisinait les 100 000 dollars, avec au moins trois chambres, un porche ou un patio et un garage et une surface moyenne de 450 m² [sic]. C'est la dimension moyenne d'une maison neuve au Danemark et c'est plus que les habitations françaises ou anglaises
[...] Le tableau de la pauvreté qui se dégage ainsi fait apparaître un phénomène à la fois suffisamment important pour que seul un aveugle puisse ne pas le voir et suffisamment faible pour ne pas ressembler à la catastrophe annoncée par les chiffres officiels. A y regarder de plus près, on observe un réel problème d'indigence [estimée entre 2 % et 7 %], qui se cantonne pour l'essentiel à des personnes que leur état physique empêche de travailler. Dès lors, non seulement la question devient plus facile à gérer, mais les solutions prennent une couleur très différente de la seule aide financière. Cet examen plus attentif révèle également que les personnes à faible revenu (tout comme bon nombre des mieux lotis) qui peinent à joindre les deux bouts, luttent en vérité pour satisfaire des désirs de consommation modernes avec leurs maigres ressources. Elles ne livrent pas bataille pour mettre un toit au-dessus de leur tête, des vêtements sur leur dos et de la nourriture sur la table. 
[...] De minutieux calculs faits par Richard Burkhauser et ses collègues de l'université Cornell montrent que, après 1993, nous n'avons pas connu d'augmentation des inégalités au sein des 99 % les moins bien lotis de la population. Face à l'augmentation rapide du revenu des 1 % au sommet, tous les autres ont évolué à un rythme relativement lent. 
[...] On a ainsi dûment remarqué que la plupart des membres du mouvement "Occupy Wall Street" prétendant appartenir aux 99 %, font en réalité partie des 1 % à l'échelle de la planète. 
Certains américains seraient sans doute stupéfaits d'apprendre que la Hongrie est plus égalitaire et compte moins de pauvres (selon l'indice européen) que les États-Unis. La question de savoir se c'est une société plus juste dépend de la manière dont on considère la réalité suivante : à environ 800 dollars, le revenu mensuel médian hongrois se situe aux alentours de 55 % du seuil de pauvreté pour une famille de deux personnes aux États-Unis. 
[...] L'ironie de la chose, c'est que le ressentiment provoqué par les inégalités semble avoir remplacé le souci des pauvres.
Neil GILBERT (2012), The American Interest
Books, 02/2012, p. 50.

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