Où Philippe Askenazy, dans Les décennies aveugles (Seuil 2011), reviens sur l'histoire des politiques sociales et économiques menées ces trente dernières années en France. Après le premier épisode des années 1974 - 1981, en voici la seconde partie : 1981 - 1986...
- En réalité, pas plus que l'ancienne, la nouvelle majorité ne dispose des clés théoriques pour comprendre l'environnement économique créé par la nouvelle politique de la Banque fédérale américaine, la FED. Page 93.
- [Pourtant, de] nouvelles théories portées par de jeunes chercheurs américains de l'école de Chicago, [considèrent] que les anticipations [des agents économiques], contrairement à ce que prétend l'approche keynésienne [...], sont autoréalisatrices : si les salariés anticipent une hausse des prix, ils demanderont des hausses de salaires que les entreprises accepteront, puisqu'elles anticipent aussi une augmentation des prix. [...] S'ils jugent crédible que la Banque centrale s'apprête à conduire une politique restrictive, ils vont anticiper une inflation faible ; au contraire, si la Banque centrale est laxiste, ils anticiperont une hausse rapide des prix. [...] Leur prescription est simple : annoncer la règle et s'y tenir quelle que soit l'évolution économique, pour gagner la crédibilité et définitivement modifier les anticipations. C'est la voix que va choisir Volker. Page 96.
- Il annonce donc la volonté de la FED de contenir l'inflation, relève brusquement les taux d'intérêt et resserre tous les canaux du crédit. Page 96.
- Sur le coup, les agents ne modifient pas leur anticipation d'inflation. [...] Elle dépasse 13 % en 1980 et le chômage s'envole. Et pourtant Volker ne modifie pas sa politique ; cette thérapie fait retomber l'inflation vers les 10 %. Au tournant de 1981-1982, les Etats-Unis qui viennent de placer Ronald Reagan à la Maison Blanche, connaissent la pire récession depuis 1930. [...] La FED est devenue crédible. [...] Dès 1982, l'inflation retombe à 6 %, puis à moins de 4 % en 1983. Elle est vaincue, et ce malgré la politique de Reagan : baisse massive des impôts, augmentation des dépenses militaires, déficit budgétaire abyssal. Pages 96-97.
- L'action des autorités monétaires américaines face à l'inflation vient de donner naissance à un nouveau paradigme ; le monde s'y convertira dans les décennies suivantes. La création d'une Banque centrale européenne (BCE) indépendante et garante d'un objectif d'inflation en sera l'une des illustrations. Page 97.
- Disposant d'un budget sain légué par la politique restrictive de Raymond Barre [voir première partie >>], le nouveau gouvernement socialiste conduit par Pierre Mauroy dispose de marges budgétaires significatives. Page 98.
- En ce début 1981, la plupart des instituts de conjoncture, de l'OCDE à l'Observatoire français des conjonctures économique [...], prévoient une reprise mondiale soutenue après 1982. [...] On fait l'hypothèse que la politique monétaire de Volker qui fait plonger les Etats-Unis va bientôt toucher à sa fin, relançant l'économie américaine tout en réduisant l'attractivité du dollar. On pense ainsi, en toute logique, que les monnaies européennes, dont le franc, vont s'apprécier, ce qui devrait mécaniquement limiter la facture énergétique libellée en dollars et l'inflation importée. Page 99.
- Les prestations sociales sont spectaculairement augmentées. [...] Les créations d'emplois publics sont massives [...] : 130 000 emplois [...]. Page 100.
- La nationalisation de trente-six banques et deux compagnies financières est lancée en février 1982. 95 % des dépôts nationaux sont ainsi contrôlés par l'Etat, en sus de la politique monétaire de la Banque de France. Page 101.
- Il est étonnant de voir que cette période est restée dans la vision commune comme celle des déficits publics alors que leur niveau est en deçà du critère de 3 % de Maastricht allègrement violé ces dernières années. Page 102.
- De fait, face à des dépenses en augmentation, la majorité socialo-communiste [...] augmente sensiblement les impôts sur les revenus les plus élevés et instaure l'impôt sur les grandes fortunes, [...] [rétablissent] le point supplémentaire de cotisation salariale d'assurance-maladie, [relèvent le] plafond de la Sécurité sociale, [augmentent] les cotisations employeurs [...]. Pages 101-102.
- Tous les instituts et les experts des administrations se sont massivement trompés. [...] Le billet vert continue de s'apprécier, alourdissant la facture énergétique de la France libellées en dollars et alimentant la tension sur les prix. Page 103.
- La faiblesse patente de l'investissement des entreprises non financières en France [...], construite par la politique restrictive des gouvernements Barre, lègue un outil productif qui peine à répondre à une hausse forte et non ciblée de la demande française ; cette dernière nécessite un recours accru aux exportations. Page 103.
- Dans le même temps, la création monétaire induit une inflation qui mine la compétitivité des produits français. Page 104.
- Jean-Pierre Chevènement plaide pour une fermeture de l'économie française et une sortie du système monétaire européen, qui permettrait de développer une politique autonome. A l'opposé, Jacques Delors et Laurent Fabius souhaitent un tournant clairement social-libéral, favorisant une économie de marché teintée de redistribution. Page 104.
- La vision des socialistes est en partie fausse. Munie d'une garantie de non-inflation avec la FED, Reagan peut développer une politique de relance "keynésienne", certes très marquée politiquement en faveur des revenus les plus élevés et des dépenses militaires [...]. Mais cette déconnection n'est pas visible fin 1982, alors que la situation économique américaine continue de se détériorer ; elle ne le sera qu'au second semestre de 1983. Page 105.
- En mars 1983, le franc est dévalué de 8 % par rapport au mark. [...] Les dépenses du secteur public sont réduites et les prélèvements sur les revenus augmentent sous la houlette du nouveau secrétaire d'Etat du budget Henri Emmanuelli. Les salaires du secteur public (donc y compris dans les entreprises détenues par l'Etat) sont désindexés. Page 106.
- [...] Le gouvernement Fabius ne suit pas les propositions du CNPF favorablement à un basculement de cotisations sociale vers la TVA, ce qui permettrait de taxer indirectement les importations et de protéger les producteurs nationaux. Page 106.
- L'idée d'une "TVA sociale" est ainsi avancée par des responsables patronaux français début 1983. L'analyse conclut alors que la TVA sociale est équivalente à une dévaluation favorable à la compétitivité mais qui se traduit par une hausse des prix qui la neutralise à terme. Page 106.
- [La faible] croissance est incapable d'offrir des emploi à la hauteur de la hausse naturelle de la population active. Du coup, malgré la rigueur, les comptes publics demeurent en déficit. Page 107.
- En 1981, le gouvernement Mauroy hérite d'une situation [voir première partie >>] où, du fait des plans successifs de Raymond Barre, des pans entiers du tissus industriel sont sous perfusion. La nationalisation de grands groupes et le soutien par les crédits bonifiés vont initialement amplifier cette politique. Page 108.
- En revanche, la priorité au développement des PME ne se concrétise pas, notamment la promesse d'une facilitation de leur accès aux marchés publics. Seule l'aide aux chômeurs créateurs d'entreprises est significativement renforcée ? Page 108.
- Ce conservatisme tranche avec la politique culturelle [...] qui permettra à la France de se doter d'une puissante industrie culturelle et audiovisuelle autour d'une myriade de nouveaux acteurs. Page 108.
- Le gouvernement Fabius [engage] la déréglementation des flux de capitaux [qui] permettent une entrée importante de capitaux étrangers. Seul subsiste un encadrement des produits d'épargne des ménages. Page 110.
- [En 1984,] au Japon, plus de 90 % d'une classe d'âge achève avec succès des études secondaires complètes, contre moins de 35 % en France. [...] Jean-Pierre Chevènement qui est revenu au gouvernement comme ministre de l'Education, fixe alors l'objectif de 80 % d'une classe d'âge au niveau du bac. Page 111.
- Les dépenses de recherche et développement progressent pour atteindre 2,2 % du PIB en 1986, soit le niveau britannique mais encore loin des 2,7 % de la RFA, du Japon et des Etats-Unis. Page 112.
- Les Travaux d'utilité collective (TUC), [...] rajoutent un nouveau dispositif de précarisation du parcours des jeunes pour entrer sur le marché du travail. [...] Avec les TUC, les socialistes entérinent également que le travail peut être payé bien en deçà du smic. Page 113.
- Face à un patronat hostile, le gouvernement Mauroy [réduit la durée de travail hebdomadaire légale] de 40 à 39 heures. La cinquième semaine de congés payés est généralisée. Page 114.
- Les évaluations les plus optimistes, avancées par le ministère du Travail, suggèrent un gain de 70 000 emplois. Des travaux microéconomiques récents concluent au contraire à une destruction d'emplois pouvant atteindre 100 000. Page 114.
- Le principal effet des 39 heures et de la cinquième semaine de congés payés, directement visible sur les séries macroéconomiques, semble une hausse "exceptionnelle" de la productivité du travail en 1982. Page 114.
- La fermeture à l'immigration est prolongée, suivant la 81e proposition du candidat Mitterrand : "Le plan fixera le nombre annuel de travailleurs étrangers admis en France." Page 116.
- Déjà initiée lors des précédentes législatures, la montée du nombre de préretraités est rapide.[...] 700 000 personnes bénéficient de nombreuses dispositions, notamment la Convention générale de protection sociale de la sidérurgie qui institue une possibilité de départ dès 50 ans [...] ; les contrats de solidarité préretraite démission permettent de "remplacer" un salarié de plus de 55 ans par une nouvelle embauche. Page 116.
- Selon les comptes nationaux (base 2000), la France offrait 21,6 millions d'emplois en 1973 et en offre 21,9 millions en 1986. L'emploi hors fonction publique a même décliné dans le sillage de l'effondrement de l'industrie manufacturière qui aura perdu 2 millions de postes en 13 ans. Page 118.
- La croissance a été molle mais positive, évitant en 1982 la récession observée aux Etats-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni ou en Italie. Page 118.
- L'insertion des jeunes est très largement marquée par une précarité enkystée qui touche en premier lieu les moins qualifiés ; mais un nouvel effort éducatif est lancé. Le redéploiement du tissu productif est en marche. Page 118.
- La dette publique (au sens de Maastricht) augmente de 21 % du PIB en 1980 à 31 % en 1986, ce qui demeure tout à fait modéré ; d'autant que l'Etat dispose en 1986 des actifs majeurs dans la banque et dans l'industrie, secteurs qu'il aura su restructurer, ouvrant la manne de futures privatisations [...]. Au total, la dette nette de l'Etat est alors en France la plus faible des grands pays industrialisés. Page 119.
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