[...] Comment et pourquoi l'
inégalité est née des communautés égalitaires qui l'ont précédée ?
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Contrairement à ce que l'on pensait au début du XXe siècle, le mouvement vers l'inégalité n'est pas lié à la
production de la
nourriture puisqu'il apparaît plusieurs millénaires avant l'
agriculture.
Page 6.
Selon le paradigme des
Lumières, la phase qui suit l'
égalitarisme primitif se caractérise par la garde des
animaux et l'établissement d'un
contrôle politique au niveau de la parenté mais sans
propriété privée. La phase suivante voit le développement de l'
agriculture et l'institution de la propriété privée des
ressources (en particulier de la terre), en même temps que la
vie sédentaire, la
division du
travail, l'
échange, le gouvernement de la communauté et les
lois. On considère alors que c'est au cours de cette phase agricole que d'importantes inégalités apparaissent. La phase finale, dans ce schéma, aboutit à l'émergence de la
civilisation.
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Certains, comme
Voltaire et
Condorcet, estimaient que la
pensée rationnelle (le raisonnement) et le désir d'améliorer son sort étaient à même d'élever le peuple jusqu'aux plus hauts sommets du progrès (impliquant un surcroît de richesse et de loisir) pour culminer en des civilisations complexes : ainsi la principale source des inégalités serait, avec l'
environnement politique dans lequel on naît, l'
éducation.
Page 9.
Pour d'autres, comme
Turgot, ministre des finances sous Louis XV, et John
Millar, l'adoption du
pastoralisme et de l'
agriculture seraient aussi des facteurs importants qui auraient entraîné l'augmentation démographique, les
surplus, la propriété, les villes, le commerce, la division du
travail, et les inégalités, dont l'
esclavage. L'accumulation de
richesses et la transmission par
héritage de la propriété privée étaient considérées comme particulièrement importantes dans la création des
inégalités.
Page 9.
Rousseau également incluait la
possession des
ressources et la
division du
travail parmi les facteurs responsables de l'émergence de
conflits qui engendrèrent des
lois et les
systèmes politiques établissant les inégalités.
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Au milieu du XIXe siècle et au début du XXe, l'opinion majoritaire chez les intellectuels était alors que tous les
hommes naissent
inégaux, particulièrement en ce qui concerne la
race, la
classe et le
sexe.
Page 10.
Cependant, quelques voix discordantes s'opposèrent à ce consensus plus particulièrement celles de John
Stuart Mill et de Karl
Marx associé à Friedrich
Engels. [...] Ils ne faisaient pas appel à des facteurs racistes ou biologiques pour expliquer les inégalités, insistant plutôt sur le rôle des
élites exploiteuses qui utilisaient les
facteurs technologiques et économiques pour créer des inégalités.
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A la fin des années 1890, Emile
Durkheim [...] avança que, livrés à eux-mêmes, les individus sont tenaillés par des
désirs sans fin, dont la perpétuelle
insatisfaction peut conduire au désespoir et au suicide. Le rôle de la société est de contenir les désirs et les aspirations sociales, en assignant les individus à des classes aux prérogatives inégales.
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Parmi les
approches modernes, le clivage fondamental se place entre celles qui mettent en avant les facteurs cognitifs, sociaux et culturels pour expliquer l'apparition de l'inégalité [
position dite relativiste], et celles qui privilégient les facteurs matériels et écologiques [
position écologiste].
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[La position relativiste] doit être extrêmement déterminée pour tenir position face à tous les faits récurrents que l'archéologie nous montre [...] :
1) Premièrement, il existe une sorte d'universalité chronologique. [...] Ce n'est qu'à partir du Paléolithique supérieur et surtout du Mésolithique que des sociétés développant des hiérarchies économiques s'accroissent et s'étendent géographiquement. Page 23.
[...] Deuxièmement, il existe de fortes corrélations géographiques. [...] Il est évident que dans les environnements les moins productifs (comme le centre de l'Australie ou, en Amérique, le Grand Bassin) les inégalités sociales ne se développent pas, ou peu, tandis que dans les environnements plus productifs elles atteignent un haut degré. Page 23.
[...] Troisièmement, il existe de fortes
corrélations socio-économiques et
culturelles. Les sociétés dépourvues de hiérarchies sociales marquées
[étaient le plus souvent caractérisées par des] ressources alimentaires limitées, une faible
densité de
population, aucun stockage, peu ou pas d'objets de
prestige, une grande mobilité, une appropriation peu développée des ressources et des matières premières, une forte
éthique du partage et un faible niveau de compétition, en particulier sur le plan économique. A l'opposé, les sociétés à hiérarchies sociales marquées se procuraient davantage de ressources, avaient une densité de population plus élevée, étaient plus sédentaires, instauraient l'appropriation des ressources et des matières premières, rivalisaient de surplus et transformaient ces surplus en d'autres services ou bien de prestiges qui pouvaient devenir objet de compétition.
Page 24.
[...] Suivant le modèle
fonctionnaliste, le principal avantage [
des hiérarchies élitaires] est que les inégalités socioculturelles aident les gens à affronter les problèmes de production, les
crises, le stress, etc. De tels modèles sont souvent combinés avec des modèles démographiques : la
pression démographique et le confinement engendreraient des famines ou des conflits à répétition. Suivant ces modèles, la population est plus ou moins acculée à accepter l'inégalité sociale ; les élites étant originellement formées de gens agissant de façon altruiste pour le bien de la communauté, elles ne doivent être qu'en petit nombre.
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Contrastant avec ces vues coercitives, les
approches politiques mettent en avant la quête de l'
intérêt individuel comme force majeure de l'émergence des inégalités socio-économiques. Selon certaines versions, un changement dans les
conditions environnementales autorise une petite majorité à profiter de leur situation et à exiger des concessions de la communauté.
Page 28.
[
... Dans les villages mayas,] les
élites locales n'apportaient strictement aucune aide matérielle aux autres membres de la communauté en temps de crise mais cherchaient au contraire les moyens de
profiter de l'infortune des autres. Ce fut un tournant majeur dans ma façon de comprendre le développement des inégalités socioéconomiques. [...] Ce que j'ai lu ensuite d'une large gamme de témoignages
ethnographiques venant de tous les points du globe m'a montré que c'était, en fait, typique des élites transégalitaires(1) dans les villages et les chefferies traditionnelles. [...] Dans presque tous les cas où des inégalités socioéconomiques existaient , la production de
surplus de nourriture était un résultat prévisible en année normale. En outre, quand le niveau de surproduction augmentait, le niveau d'inégalité socioéconomique et le niveau de complexité sociale en général augmentait également. [...] Cette observation conduisait directement à la notion suivante : plutôt que d'être forcés à accepter des relations socioéconomiques inéquitables, peut-être que beaucoup, sinon tous les membres de la communauté étaient leurrés et attirés dans ce type de relations par des chefs pleins d'initiatives qui utilisaient d'une certaine façon les surplus à leur avantage.
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(1) Les
sociétés transégalitaires se situent entre les sociétés de chasseurs-cueilleurs où l'égalitarisme est la règle générale et les chefferies clairement stratifiées.
[...] Une variante du
modèle politique basé sur les surplus postule que, dans des conditions favorables d'échange, ou dans des situations ou d'autres ressources de valeur peuvent être extraites et échangées contre de la
nourriture, l'inégalité sociale peut également apparaître dans des zones ou l'
agriculture n'est pas très productive [
lieux stratégiques pour le contrôle des échanges, mines de sel, etc.].
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[...] L'
accumulation de
richesse en elle-même n'entraîne pas l'inégalité sociale et l'instauration de
hiérarchies. [...] C'est le contrôle politique sur les gens [...] qui constitue en réalité la caractéristique de la complexité culturelle et de l'inégalité sociale. D'un autre côté, la maîtrise de la richesse est une des composantes les plus communes, sinon universelles, des stratégies utilisées pour établir des contrôles politiques.
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[...] L'
explication la plus
populaire parmi les
archéologues [...] est la
pression démographique. [...] D'après ce modèle, les communautés investissent certain individus compétents d'un pouvoir et d'une autorité hiérarchique de façon à traiter rapidement et efficacement les situations défavorables. [...] Cependant, au niveau le plus basique, les
mécanismes de la pression démographique ne sont
pas réalistes. En effet, il existait une population entièrement contenue en
Afrique pendant deux millions d'années qui ne pouvait s'échapper autrement que par l'isthme de Suez. Pourtant, l'émergence des sociétés transégalitaires, de la sédentarité et de la domestication s'est produite pratiquement en même temps, sinon plus tard, en Afrique que sur les autres continents.
Page 41.
Je suggère que la facteur clé, à l'origine de l'accélération exponentielle du développement et du changement au cours des trente derniers millénaires fut la capacité de produire, stocker et transformer des surplus de nourriture et l'introduction concomitante d'une compétition basée sur l'économie. Page 45.
L'apparition de
technologies de
prestige, peut-être dès le
Paléolithique moyen mais plus sûrement au Paléolithique supérieur, est le reflet de la capacité à acquérir et transformer des quantités significatives de nourriture de manière régulière et fiable.
Page 48.
Il y a trois composantes essentielles au modèle que je propose pour expliquer les origines de l'inégalité :
1) La production de surplus
2) Le transformation des surplus en dettes, obligations ou bien convoités (propriété, festins, objets de prestiges, prix de la fiancée et dots, accès au surnaturel, etc.).
3) La recherche de l'intérêt personnel entraînant l'introduction d'inégalités et des avantages particuliers. Page 49.
D'après les
psychologues, les formes extrêmes de personnalités (
psychopathes) pratiquent le "
profit" apparaissent dans une certaine mesure dans toutes les classes sociales indépendamment de l'
éducation, et dans toutes les populations, même parmi les sociétés les plus simples de chasseurs-cueilleurs. Ainsi, il semble qu'il y ait une
composante génétique à un tel comportement.
Page 49.
[...] La cause majeure de l'
intensification de la
production de
nourriture dans les sociétés transégalitaires n'est ni le manque de nourriture, ni la pression démographique, mais bien plutôt la génération de davantage de
surplus pour obtenir du
pouvoir, de la richesse et des
avantages de survie. Une fois que le stratagème des chefs est lancé et accepté, il implique pratiquement toute la communauté par ses ramifications et ses effets secondaires même si, au début, seules quelques personnes soutenaient activement les activités du
leader. Une fois que le bon déroulement de la tactique des chefs est toléré, refuser d'y participer conduit à se marginaliser et à perdre du pouvoir au sein de la
communauté. [...] Dans les sociétés non-
industrielles, le
travail humain est souvent le
facteur limitant de la production de surplus si bien que la reproduction humaine croît également autant qu'il est possible, entraînant là un
effet rétroactif. Il en est résulté la remarquable
croissance exponentielle de la
population, de la
consommation d'énergie et de la complexité depuis l'apparition de la compétition
économique dans les sociétés transégalitaires.
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Bryan HAYDEN, Naissance de l'inégalité - L'invention de la hiérarchie, Biblis, 2008.