Au début des années 1980, les dirigeants politiques ont rompu avec la dynamique et les préceptes mis en oeuvre après la Seconde Guerre mondiale. Ils ont choisi le néolibéralisme. A l'heure où beaucoup s'indignent sur les conséquences de ce choix, comment expliquer qu'à l'époque, cette théorie ait pu séduire et être adoptée ?
Les Trente Glorieuses...
Autrefois, les progressistes [la gauche aux États-Unis] avaient la réputation d'être des durs de la lutte contre l'inflation. Un de leurs grands triomphes de la Seconde Guerre mondiale, notamment quand on pense à l'échelle de la mobilisation et des combats, avait été de faire cette guerre en maintenant des prix à peu près stables. Ils y étaient parvenus par le contrôle, le contrôle rigide, des prix, des salaires et des loyers. J.-K. GALBRAITH (2009). L'Etat prédateur, Seuil, p.71.
Au moment de la reconstruction de l'Europe après la Deuxième Guerre mondiale, les puissances occidentales adoptèrent le principe suivant : les économies de marché devaient garantir une dignité élémentaire suffisante pour dissuader des citoyens désillusionnés de se tourner de nouveau vers une idéologie plus attrayante, qu'elle fut fasciste ou communiste. C'est cet impératif pragmatique qui présida à la création de la quasi-totalité des mesures que nous associons aujourd'hui au capitalisme "humain", la sécurité sociale aux États-Unis, la régime public d'assurance-maladie au Canada, l'assistance publique en Grande-Bretagne et les mesures de protection des travailleurs en France et en Allemagne. Naomi KLEIN (2008), La stratégie du choc, Actes Sud, p. 73.
Les accords de Bretton Woods sont signés en 1944 par les pays alliés victorieux de l'Allemagne nazie afin de préparer l'ordre économique et financier de l'après-guerre. Le dollar y fut défini comme la monnaie internationale, convertible en or selon un taux fixe de 35 dollars l'once. Les États-Unis s'engageaient ainsi à vendre toute quantité d'or demandée par un État [contre ses dollars], à ce prix. Jean DE MAILLARD (2010), L'arnaque, Gallimard, p.294.
Dans les décennies qui ont suivi [la Seconde Guerre mondiale], jusqu'à l'ère Reagan, [les progressistes] avaient continué à faire usage de l'encadrement des salaires et des prix, d'interventions spécifiques contre des chocs inflationnistes, et, dans certaines périodes, du contrôle total. J.-K. GALBRAITH (2009). L'Etat prédateur, Seuil, p.71.
Durant cette période, la politique économique keynésienne est donc apparue comme une réussite, mais elle reposait sur des facteurs structurels : l'ampleur des gains de productivité, la force de la demande, l'autonomie des pays les uns par rapport aux autres. Henri STERDYNIAK (2011), Les économistes atterrés, LLL, p. 26.
Pour les patrons des multinationales américaines, confrontés à des pays en voie de développement beaucoup moins accueillants que naguère et à des syndicats plus puissants et revendicateurs, les années de l'après-guerre furent particulièrement éprouvantes. L'économie connaissait une croissance rapide et créait une richesse considérable, mais les propriétaires et les actionnaires devaient en redistribuer une grande partie en impôts et salaires. Tout le monde se tirait bien d'affaire, mais un retour aux conditions d'avant le New Deal aurait permis à quelques-uns de s'enrichir encore davantage. Naomi KLEIN (2008), La stratégie du choc, Actes Sud, p. 74.
La fin des haricots...
Mais à la fin des années 1970, ce système avait trouvé ses limites. Et l'inflation qu'il n'a pu maîtriser a détruit la réputation économique de la génération libérale [la gauche aux États-Unis] qui a pris le pouvoir sous John Kennedy et l'a perdu avec Jimmy Carter. J.-K. GALBRAITH (2009). L'état prédateur, Seuil, p.71.
Le fait historique qui a donné le coup d'envoi à l'explosion de l'inflation des années 1970 a été, de toute évidence, l'explosion des prix du pétrole en 1973. [...] Il est tout à fait plausible qu'elle ait été provoquée par les changements intervenus dans le système financier international à peine quelques mois plus tôt. J.-K. GALBRAITH (2009). L'état prédateur, Seuil, p.75.
Profitant de sa position privilégiée d'émetteur de la monnaie internationale [...], l'Amérique a émis après guerre des dollars sans se préoccuper de l'équivalence de ses réserves d'or. Rapidement elle ne put faire face aux demandes de remboursement d'or et, quand la situation devint intenable, Richard Nixon suspendit unilatéralement la convertibilité le 15 août 1971, marquant ce qui est considéré comme le coup d'envoi de la mondialisation et la mort du système de Bretton Woods. Jusqu'à cette date, les monnaies nationales devaient respecter une discipline sous le contrôle du FMI, notamment en matière de dévaluation. Après le 15 août 1971, les monnaies se sont mises à « flotter » et toute discipline collective a disparu. Jean DE MAILLARD (2010), L'arnaque, Gallimard, p.294.
[Il s'agit] pour les États-Unis, d'une mesure sans précédent, qui a immédiatement fait monter les prix, mesurés en dollars, des marchandises échangées dans le monde entier. [...] Au départ, les prix du pétrole, qui étaient fixés en dollars par un cartel, ne se sont pas inscrits dans ce mouvement et sont restés stables. Mais cela voulait dire que les producteurs de pétrole subissaient l'inflation des prix de tout ce qu'ils consommaient. En 1973, à la suite de la guerre du Kippour, l'OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) a répliqué en quadruplant le prix du pétrole. [...] Les prix [de l'or noir] et des matières premières ont alors déclenché une spirale haussière dans l'économie américaine, par le biais des échelles mobiles (l'indexation sur le coût de la vie) qui étaient intégrés aux accords salariaux. C'est ce processus qui a créé l'inflation. Elle n'est pas née à la banque centrale [Galbraith fait ici référence à la thèse des conservateurs voulant que l'inflation soit due à une trop grande émission de monnaie, en particulier sous l'impulsion des ambitions électoralistes des homme politiques]. J.-K. GALBRAITH (2009). L'Etat prédateur, Seuil, p.75.
Le concept...
[...] L'idée force est venue de Milton Friedman [figure de proue des économistes de l'école de Chicago]. "L'inflation, a-t-il écrit dans une formule célèbre, est toujours et partout un phénomène monétaire". [...] Les monétaristes supposaient un rapport simple de cause à effet entre les émissions de monnaie et les changements du niveau moyen des prix. J.-K. GALBRAITH (2009). L'Etat prédateur, Seuil, p.71.
Au coeur des enseignements sacrés de l'école de Chicago figurait la conviction suivante : les forces économiques, l'offre et la demande, l'inflation et le chômage, s'apparentent aux forces de la nature, fixes et immuables. Au sein du libre marché absolu imaginé dans les cours et les manuels de l'école de Chicago, ces forces sont en équilibre parfait, l'offre influant sur la demande, à la manière dont la lune influe sur les marées. Si l'économie était victime d'une inflation élevée, c'était toujours, selon le strict monétarisme de Friedman, parce que des décideurs mal avisés avaient laissé entrer trop d'argent dans le système au lieu de permettre au marché de trouver son propre équilibre. De la même façon que les écosystèmes se régissent et s'équilibrent eux-même, le marché, pour peu qu'on le laisse se débrouiller sans ingérence, créera, au juste prix, la quantité précise de produits requise. Les produits en question seront fabriquées par des travailleurs qui gagnent exactement assez d'argent pour pouvoir les acheter, bref, c'est l'Eden du plein emploi, de la créativité illimitée et de l'inflation zéro. Naomi KLEIN (2008), La stratégie du choc, Actes Sud, p. 68.
Les économistes ultralibéraux de l'école de Chicago avaient remis à la mode le modèle du "marché efficace" en modernisant la théorie de l'"équilibre général" formulée en 1874 par Léon Walras. Celui-ci assimilait l'univers économique à l'univers physique décrit par Newton. L'école de Chicago entendait renouer avec la pensée libérale, mise à mal par Marx et Keynes, en lui donnant une formulation mathématique à partir de la croyance fondamentale en un individu rationnel, seul capable d'adapter avantageusement les moyens qu'il emploie aux fins qu'il s'assigne. J.-P. CHEVENEMENT (2011), La France est-elle finie ? Fayard, p.23.
Du principe général, des leçons précises de politique économique ont été tirées. Notamment celle-ci : la politique monétaire devait se donner pour seul objectif de lutter contre l'inflation, les budgets devaient être en équilibre, le libre-échange devait présider au commerce, les impôts sur l'épargne et les accumulations privées devaient être légers. Et surtout, l'État devait être faible, et "intervenir" aussi peu que possible dans le fonctionnement des marchés. J.-K. GALBRAITH (2009). L'état prédateur, Seuil, p.12.
Sur le plan théorique, la restauration libérale s'est appuyée sur la contre-révolution monétariste. L'État ne doit pas se donner pour objectif de maintenir en permanence, le plein emploi, car cela génère un rapport de force trop favorable aux salariés. Il faut accepter un certain niveau de chômage, le taux de chômage naturel, pour discipliner les hausses de salaires. Ce taux doit être d'autant plus élevé que les travailleurs sont exigeants. Si la part des profits s'est détériorée, une phase temporaire de fort chômage est nécessaire. L'objectif de la politique macroéconomique n'est donc plus le plein emploi, mais la rentabilité des entreprises. Henri STERDYNIAK (2011), Les économistes atterrés, LLL, p. 26.
Pourquoi la sauce a-t-elle prise ?
[Les conservateurs] s'engageaient donc [...] à en finir avec un type de politique qui exaspérait de nombreux membres de l'élite (et cela, soyons francs, dans les deux grands partis) : celle du compromis, de la redistribution, de la réponse aux besoins et aux revendications des minorités et des pauvres. L'Amérique des années 1980 était fatiguée de la compassion. J.-K. GALBRAITH (2009). L'état prédateur, Seuil, p. 27.
Si Walter Wriston, président de la Citibank et ami personnel de Friedman, avait plaidé en faveur de l'abolition du salaires minimum et de l'impôt des sociétés, on l'aurait naturellement accusé d'être un vil exploiteur. C'est là qu'intervient l'école de Chicago. Il apparut rapidement que les mêmes arguments, défendus par Friedman, brillant mathématicien et redoutable orateur, prenaient une tout autre dimension. On pouvait les rejeter en les qualifiant d'erronés, mais ils bénéficiaient d'une aura d'impartialité scientifique. Le point de vue de l'entreprise passait désormais par le filtre d'établissements universitaires ou quasi-universitaires. L'école de Chicago croulait sous les dons. Bientôt elle accoucha du réseau mondial de think tanks conservateurs qui allaient abriter et nourrir les fantassins de la contre-révolution. Naomi KLEIN (2008), La stratégie du choc, Actes Sud, p. 75.
[L'influence des travaux des économistes de l'école de Chicago] s'étend quand, parvenus à la maturité, leurs élèves peuplent les conseils économiques de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, colonisent les institutions de Bretton Woods, dont la Banque mondiale et le FMI, se multiplient dans les entourages de maints dirigeants de pays développés comme de pays en voie de développement, du Chili au Brésil. Loïc
BELZE, Philippe SPEISER (2007), Histoire de la finance, Vuibert, p. 476.
Naturellement, la victoire du néolibéralisme, au début des années 1980, a beaucoup tenu à l'épuisement idéologique de ses adversaires, de l'URSS, mais aussi de la social-démocratie traditionnelle. Affaiblissement de l'Union Soviétique d'abord, sensible tout au long des années "Soljénitsyne" [...]. Épuisement aussi de la social-démocratie classique telle que l'incarnait, en Grande-Bretagne, le parti travailliste de Harold Wilson et de James Callaghan. Peter Sloterdijk a très bien montré comment la social-démocratie des années 1970 n'arrivait plus à rentabiliser la menace évanescente d'une URSS à bout de souffle, et comment le néo-libéralisme, en définitive, a été aussi un "nouveau calcul des coûts de la paix intérieure" : il était temps de baisser le coût des salaires et de rétablir le niveau des profits, quitte à accepter la charge économique d'une population d'exclus politiquement démotivés. J.-P. CHEVENEMENT (2011), La France est-elle finie ? Fayard, p.20.
[…] La mondialisation commerciale permet de conjuguer accroissement des chiffres d'affaires des entreprises mondialisées et augmentation parallèle des taux de profit. […] En régime de libre-échange mondial, les entreprises ont la faculté de choisir, toutes conditions égales par ailleurs, les sites de production où la ressource humaine est la moins chère. La rémunération du travail peut alors être déconnectée de la productivité. [...] Le projet apparemment audacieux du libre-échange mondial n'a pas vu le jour parce que les dirigeants politiques l'ont pensé comme une nécessité de développement de leurs économies nationales ou continentales, mais parce que les actionnaires les plus influents au sein des grandes bourses se sont mobilisés pour l'imposer. J.-L. GREAU (2008), La trahison des économistes, Gallimard, p.48.
Si on se limite à l'Europe, on peut aligner les raisons. La principale me semble être l'idée, empruntée à Montesquieu, que c'est d'abord en tissant des liens économiques puissant entre les pays qui la composent, et singulièrement la France et l'Allemagne, qu'on éviterait désormais les guerres. Cet argument du "doux commerce", qui fait de l'économie la continuation de la politique par d'autres moyens, n'est pas à rejeter d'emblée, mais lorsqu'il se déploie dans une économie mondialisée, dominée par le capitalisme financier dont les temps de réaction sont minuscules par rapport à ceux du pouvoir politique, celui-ci découvre trop tard qu'il a introduit le loup dans la bergerie.
Au détour d'un article sans rapport avec la question, les origines de la nation américaine expliquent peut-être aussi dans une certaine mesure pourquoi elle a constitué un terreau si favorable au libéralisme...[...] Je situe la rupture intellectuelle au moment où la philosophie politique est devenue une question de choix rationnel entre des options, notamment avec la fondation de la théorie du choix social par Kenneth Arrow en 1951 et la publication du livre de John Rawls, Théorie de la justice, en 1971. Jean-Pierre DUPUY, Alternatives Economiques, 06/2012, p. 76.
A l'origine, en tant que colonie, pour gagner leur indépendance, les Etats-Unis, on dû se défaire de l'emprise de l'Etat, l'Empire britannique en l'occurrence. [...] L'emprise impériale disparue, un cadre politique devait être trouvé pour garantir cette liberté. Dick HOWARD (propos recceuillis par Marc-Olivier BHERER, Le Monde, 05/11/2013, p. 18.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire