[...] Les sociétés qu'étudient les anthropologues, comparées à nos sociétés plus grosses et plus compliquées, sont un peu comme des sociétés "froides" par rapport à des sociétés "chaudes" : des horloges comparées à des machines à vapeur. Ce sont des sociétés qui produisent peu de désordre, les physiciens diraient "de l'entropie", et qui tendent à se maintenir indéfiniment dans leur état initial (ou ce qu'elles imaginent être un état initial) ; ce qui explique que, vue de dehors, elles paraissent sans histoire et sans progrès.
Nos propres sociétés ne font pas seulement un grand usage de machines thermodynamiques ; du point de vue de leur structure interne, elles ressemblent à des machines à vapeur. Il faut qu'existent en elles des antagonismes comparables à celui qu'on observe dans une machine à vapeur, entre la source de chaleur et l'organe de refroidissement. Nos sociétés fonctionnent sur une différence de potentiel : la hiérarchie sociale, qui, à travers l'histoire, a pris les noms d'esclavage, de servage, de division de classes, etc. De telles sociétés créent et entretiennent en leur sein des déséquilibres qu'elles utilisent pour produire à la fois beaucoup plus d'ordre [... sur le plan culturel] (nous cultivons la terre, nous construisons des maisons, nous produisons des objets manufacturés...), mais, sur le plan des relations entre les personnes, beaucoup plus d'entropie (nous dissipons nos forces et nous épuisons dans les conflits sociaux, les luttes politiques, les tensions psychiques...).
[...] L'idéal serait sans doute dans une troisième voie : celle qui conduirait à fabriquer toujours plus d'ordre dans la culture, sans qu'il faille le payer par un accroissement d'entropie dans la société. Autrement dit, et comme le préconisait le comte de Saint-Simon en France au début du XIXe siècle, savoir passer, je cite, "du gouvernement des hommes à l'administration des choses". En formulant ce programme, Saint-Simon anticipait à la fois sur la distinction anthropologique entre la culture et la société, et sur cette révolution qui s'opère en ce moment sous nos yeux avec les progrès de l'électronique. Peut-être nous fait-elle entrevoir qu'il sera un jour possible de passer d'une civilisation qui inaugura jadis le devenir historique, mais en réduisant des hommes à la condition de machines, à une civilisation plus sage qui réussirait, comme on commence de le faire avec les robots, à transformer les machines en hommes. Alors la culture ayant intégralement reçu la charge de fabriquer le progrès, la société serait libérée d'une malédiction millénaire qui la contraignait à asservir des hommes pour que le progrès soit. Désormais, l'histoire se ferait toute seule, et la société, placée en-dehors et au-dessus de l'histoire, pourrait jouir à nouveau de cette transparence et de cet équilibre interne dont les moins dégradées des sociétés dites primitives attestent qu'ils ne sont pas incompatibles avec la condition humaine.
Claude LEVI-STRAUSS, L'anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Seuil, 2011, p.89.
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