[...] Comment et pourquoi l'inégalité est née des communautés égalitaires qui l'ont précédée ? Page 5.
Contrairement à ce que l'on pensait au début du XXe siècle, le mouvement vers l'inégalité n'est pas lié à la production de la nourriture puisqu'il apparaît plusieurs millénaires avant l'agriculture. Page 6.
Selon le paradigme des Lumières, la phase qui suit l'égalitarisme primitif se caractérise par la garde des animaux et l'établissement d'un contrôle politique au niveau de la parenté mais sans propriété privée. La phase suivante voit le développement de l'agriculture et l'institution de la propriété privée des ressources (en particulier de la terre), en même temps que la vie sédentaire, la division du travail, l'échange, le gouvernement de la communauté et les lois. On considère alors que c'est au cours de cette phase agricole que d'importantes inégalités apparaissent. La phase finale, dans ce schéma, aboutit à l'émergence de la civilisation. Page 8.
Certains, comme Voltaire et Condorcet, estimaient que la pensée rationnelle (le raisonnement) et le désir d'améliorer son sort étaient à même d'élever le peuple jusqu'aux plus hauts sommets du progrès (impliquant un surcroît de richesse et de loisir) pour culminer en des civilisations complexes : ainsi la principale source des inégalités serait, avec l'environnement politique dans lequel on naît, l'éducation. Page 9.
Pour d'autres, comme Turgot, ministre des finances sous Louis XV, et John Millar, l'adoption du pastoralisme et de l'agriculture seraient aussi des facteurs importants qui auraient entraîné l'augmentation démographique, les surplus, la propriété, les villes, le commerce, la division du travail, et les inégalités, dont l'esclavage. L'accumulation de richesses et la transmission par héritage de la propriété privée étaient considérées comme particulièrement importantes dans la création des inégalités. Page 9.
Rousseau également incluait la possession des ressources et la division du travail parmi les facteurs responsables de l'émergence de conflits qui engendrèrent des lois et les systèmes politiques établissant les inégalités. Page 10.
Cependant, quelques voix discordantes s'opposèrent à ce consensus plus particulièrement celles de John Stuart Mill et de Karl Marx associé à Friedrich Engels. [...] Ils ne faisaient pas appel à des facteurs racistes ou biologiques pour expliquer les inégalités, insistant plutôt sur le rôle des élites exploiteuses qui utilisaient les facteurs technologiques et économiques pour créer des inégalités. Page 11.
A la fin des années 1890, Emile Durkheim [...] avança que, livrés à eux-mêmes, les individus sont tenaillés par des désirs sans fin, dont la perpétuelle insatisfaction peut conduire au désespoir et au suicide. Le rôle de la société est de contenir les désirs et les aspirations sociales, en assignant les individus à des classes aux prérogatives inégales. Page 12.
Parmi les approches modernes, le clivage fondamental se place entre celles qui mettent en avant les facteurs cognitifs, sociaux et culturels pour expliquer l'apparition de l'inégalité [position dite relativiste], et celles qui privilégient les facteurs matériels et écologiques [position écologiste]. Page 23.
[La position relativiste] doit être extrêmement déterminée pour tenir position face à tous les faits récurrents que l'archéologie nous montre [...] :
1) Premièrement, il existe une sorte d'universalité chronologique. [...] Ce n'est qu'à partir du Paléolithique supérieur et surtout du Mésolithique que des sociétés développant des hiérarchies économiques s'accroissent et s'étendent géographiquement. Page 23.
[...] Deuxièmement, il existe de fortes corrélations géographiques. [...] Il est évident que dans les environnements les moins productifs (comme le centre de l'Australie ou, en Amérique, le Grand Bassin) les inégalités sociales ne se développent pas, ou peu, tandis que dans les environnements plus productifs elles atteignent un haut degré. Page 23.
[...] Troisièmement, il existe de fortes corrélations socio-économiques et culturelles. Les sociétés dépourvues de hiérarchies sociales marquées [étaient le plus souvent caractérisées par des] ressources alimentaires limitées, une faible densité de population, aucun stockage, peu ou pas d'objets de prestige, une grande mobilité, une appropriation peu développée des ressources et des matières premières, une forte éthique du partage et un faible niveau de compétition, en particulier sur le plan économique. A l'opposé, les sociétés à hiérarchies sociales marquées se procuraient davantage de ressources, avaient une densité de population plus élevée, étaient plus sédentaires, instauraient l'appropriation des ressources et des matières premières, rivalisaient de surplus et transformaient ces surplus en d'autres services ou bien de prestiges qui pouvaient devenir objet de compétition. Page 24.
[...] Suivant le modèle fonctionnaliste, le principal avantage [des hiérarchies élitaires] est que les inégalités socioculturelles aident les gens à affronter les problèmes de production, les crises, le stress, etc. De tels modèles sont souvent combinés avec des modèles démographiques : la pression démographique et le confinement engendreraient des famines ou des conflits à répétition. Suivant ces modèles, la population est plus ou moins acculée à accepter l'inégalité sociale ; les élites étant originellement formées de gens agissant de façon altruiste pour le bien de la communauté, elles ne doivent être qu'en petit nombre. Page 28.
Contrastant avec ces vues coercitives, les approches politiques mettent en avant la quête de l'intérêt individuel comme force majeure de l'émergence des inégalités socio-économiques. Selon certaines versions, un changement dans les conditions environnementales autorise une petite majorité à profiter de leur situation et à exiger des concessions de la communauté. Page 28.
[... Dans les villages mayas,] les élites locales n'apportaient strictement aucune aide matérielle aux autres membres de la communauté en temps de crise mais cherchaient au contraire les moyens de profiter de l'infortune des autres. Ce fut un tournant majeur dans ma façon de comprendre le développement des inégalités socioéconomiques. [...] Ce que j'ai lu ensuite d'une large gamme de témoignages ethnographiques venant de tous les points du globe m'a montré que c'était, en fait, typique des élites transégalitaires(1) dans les villages et les chefferies traditionnelles. [...] Dans presque tous les cas où des inégalités socioéconomiques existaient , la production de surplus de nourriture était un résultat prévisible en année normale. En outre, quand le niveau de surproduction augmentait, le niveau d'inégalité socioéconomique et le niveau de complexité sociale en général augmentait également. [...] Cette observation conduisait directement à la notion suivante : plutôt que d'être forcés à accepter des relations socioéconomiques inéquitables, peut-être que beaucoup, sinon tous les membres de la communauté étaient leurrés et attirés dans ce type de relations par des chefs pleins d'initiatives qui utilisaient d'une certaine façon les surplus à leur avantage. Page 30.
(1) Les sociétés transégalitaires se situent entre les sociétés de chasseurs-cueilleurs où l'égalitarisme est la règle générale et les chefferies clairement stratifiées.
[...] Une variante du modèle politique basé sur les surplus postule que, dans des conditions favorables d'échange, ou dans des situations ou d'autres ressources de valeur peuvent être extraites et échangées contre de la nourriture, l'inégalité sociale peut également apparaître dans des zones ou l'agriculture n'est pas très productive [lieux stratégiques pour le contrôle des échanges, mines de sel, etc.]. Page 37.
[...] L'accumulation de richesse en elle-même n'entraîne pas l'inégalité sociale et l'instauration de hiérarchies. [...] C'est le contrôle politique sur les gens [...] qui constitue en réalité la caractéristique de la complexité culturelle et de l'inégalité sociale. D'un autre côté, la maîtrise de la richesse est une des composantes les plus communes, sinon universelles, des stratégies utilisées pour établir des contrôles politiques. Page 39.
[...] L'explication la plus populaire parmi les archéologues [...] est la pression démographique. [...] D'après ce modèle, les communautés investissent certain individus compétents d'un pouvoir et d'une autorité hiérarchique de façon à traiter rapidement et efficacement les situations défavorables. [...] Cependant, au niveau le plus basique, les mécanismes de la pression démographique ne sont pas réalistes. En effet, il existait une population entièrement contenue en Afrique pendant deux millions d'années qui ne pouvait s'échapper autrement que par l'isthme de Suez. Pourtant, l'émergence des sociétés transégalitaires, de la sédentarité et de la domestication s'est produite pratiquement en même temps, sinon plus tard, en Afrique que sur les autres continents. Page 41.
Je suggère que la facteur clé, à l'origine de l'accélération exponentielle du développement et du changement au cours des trente derniers millénaires fut la capacité de produire, stocker et transformer des surplus de nourriture et l'introduction concomitante d'une compétition basée sur l'économie. Page 45.
L'apparition de technologies de prestige, peut-être dès le Paléolithique moyen mais plus sûrement au Paléolithique supérieur, est le reflet de la capacité à acquérir et transformer des quantités significatives de nourriture de manière régulière et fiable. Page 48.
Il y a trois composantes essentielles au modèle que je propose pour expliquer les origines de l'inégalité :1) La production de surplus2) Le transformation des surplus en dettes, obligations ou bien convoités (propriété, festins, objets de prestiges, prix de la fiancée et dots, accès au surnaturel, etc.).3) La recherche de l'intérêt personnel entraînant l'introduction d'inégalités et des avantages particuliers. Page 49.
D'après les psychologues, les formes extrêmes de personnalités (psychopathes) pratiquent le "profit" apparaissent dans une certaine mesure dans toutes les classes sociales indépendamment de l'éducation, et dans toutes les populations, même parmi les sociétés les plus simples de chasseurs-cueilleurs. Ainsi, il semble qu'il y ait une composante génétique à un tel comportement. Page 49.
[...] La cause majeure de l'intensification de la production de nourriture dans les sociétés transégalitaires n'est ni le manque de nourriture, ni la pression démographique, mais bien plutôt la génération de davantage de surplus pour obtenir du pouvoir, de la richesse et des avantages de survie. Une fois que le stratagème des chefs est lancé et accepté, il implique pratiquement toute la communauté par ses ramifications et ses effets secondaires même si, au début, seules quelques personnes soutenaient activement les activités du leader. Une fois que le bon déroulement de la tactique des chefs est toléré, refuser d'y participer conduit à se marginaliser et à perdre du pouvoir au sein de la communauté. [...] Dans les sociétés non-industrielles, le travail humain est souvent le facteur limitant de la production de surplus si bien que la reproduction humaine croît également autant qu'il est possible, entraînant là un effet rétroactif. Il en est résulté la remarquable croissance exponentielle de la population, de la consommation d'énergie et de la complexité depuis l'apparition de la compétition économique dans les sociétés transégalitaires. Page 69.
Bryan HAYDEN, Naissance de l'inégalité - L'invention de la hiérarchie, Biblis, 2008.
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